No more room in hell. So the dead are walking the earth. ~ Rose Sanders

 

Histoire

Je me laisse lentement glisser au sol, fermant les yeux de toutes mes forces, tentant de ne plus rien voir, plus rien voir que du noir, du rien, plus rien, rien mais tout sauf le sang, leurs corps, du sang sur leurs corps et encore du sang. Un liquide chaud coule sur mes joues, c’est du sang. Non, c’est des larmes. Des larmes. Tellement ridicules à côté de ma tristesse, infinie. Je reste prostrée, pendant quelques minutes, ou bien sont-ce des heures. Peut-être des années. Le temps m’échappe tout comme la situation, et brusquement, tout devient noir. Ça fait du bien.
Je me fais brusquement sortir de ma torpeur par quelqu’un qui me secoue le bras. Pensant que mon heure est venue, j’essaye de couvrir ma tête avec mes mains, qui semblent peser des tonnes. Je gémis misérablement. Pas de derniers mots. Un gémissement.
« Réveille-toi bordel, me la fais pas à la belle au bois dormant là. »
Une claque. J’ouvre lentement les yeux, et vois une femme, belle et plus forte que je ne le serais jamais, et je vois la pièce, le salon. Dévasté. Leurs corps n’y sont plus, mais le sang, si. Et l’odeur …
Je sens quelque chose fourmiller en moi, la peur, le dégoût, la tristesse, un mélange des trois. Je me retourne et déverse sur le sol le contenu de mon estomac.
« Je veux partir »
Une voix si rauque, la mienne ? Est-ce vraiment ma voix ?
Elle m’ignore. Me demande :
« C’est toi qui les as tués ? »
Je la regarde sans comprendre. C’est moi qui les ai tués ?
Moi ?
En un éclair douloureux, tout me revient.
Mes parents et moi vivions dans une ferme, perdue à l'ouest du Kansas. Quelques bêtes, des hectares de cultures. Rien d’extraordinaire. Une vie simple, lente, pas palpitante. Les champs, la ferme, la maison, les bêtes, le sourire de ma mère, les champs, les récoltes, les excursions à la ville, la douceur rustique de mon père, la maison, les champs, le ciel, bleu et pur, l’horizon. Notre vie n’était rythmée par rien d’autre que les saisons.
Mon enfance, elle avait été ennuyante et peu intéressante. Je ne blâme en rien mes parents pour l’amour qu’ils m’ont donné, je blâme les cours à la maison. Je n’ai jamais connu aucun autre enfant, mon monde était restreint à la ferme, aux bêtes, parfois à la ville. J’ai dû m’accommoder  avec ce que j’avais. Mon imagination.
Et pourtant, malgré toute l’imagination que j’ai, je n’aurais jamais imaginé que cela adviendrait.
C’était un jour comme les autres. C’était hier, je crois. Ou peut-être avant-hier. Dans une autre vie, j’ai l’impression. Une autre moi.
Le soleil était éclatant, il faisait chaud à crever. Je conduisais le tracteur de mon père, pour semer le maïs. Ma besogne effectuée, j’arrêtais la machine pour admirer le coucher de soleil. Je savourais la douceur de ses derniers rayons sur ma peau luisante de transpiration, en même temps qu’un morceau de pain et du fromage, que j’avais pris le soin d’envelopper dans un torchon avant de partir. Je pensais à toutes ces histoires qu’on entendait à la télévision. Je me disais qu’on était à l’abri, que cet isolement, qui parfois m’avait faite me sentir plus seule que jamais, était peut-être notre salut. Je me disais que, quoi qu’il arrive, je survivrais, mes parents survivraient, tous les gens que je connaissais survivraient. Je me disais pas que, quelques heures plus tard, j’allais appuyer sur cette fichue détente. Non.
Je suis rentrée chez moi. J’ai garé le tracteur. Notre chien, pour une fois, ne s’est pas jeté sur moi pour me faire la fête. Le silence régnait sur la ferme. La voiture de mon père était garée. Il était rentré de son excursion en ville. Il y était allé seul, parce qu’il avait peur, on avait peur, mais on aurait dû aller avec lui, même si j’avais peur, peut-être que si je l’avais accompagné, peut-être qu’alors …
« Papa, maman ? Je suis rentrée ! »
Une voix enjouée qui sonnait faux dans le silence. Pas de réponse. Rien, le silence, toujours ce silence assourdissant. Et soudain, un bruit de verre brisé dans le salon. Cette vieille maison, ma maison, qui m’avait toujours paru rassurante et réconfortante, se para soudain de couleurs menaçantes.
« Papa, maman … ? »
A nouveau. Papa, maman. Mais moins sûr. Murmuré. Paniqué. Je poussai lentement la porte du salon, restant figée quelques secondes devant le spectacle qui s’offrait à mes yeux. Ma mère était étendue, à moitié sur la table basse, sa chemise déchirée, son ventre déchiré, mon cœur déchiré. Et mon père était là, mon père ? Non. C’était impossible, c’était pas lui, c’est pas lui, lui il ne lui ferait jamais de mal, à elle, jamais de mal à personne. J’avais l’impression que mon cerveau s’était arrêté de fonctionner ; c’est mon corps qui a pris le relais, j’ai tout fait machinalement, en automate, comme si c’était pas moi. J’ai pris le fusil à pompe, tombé près de la main sans vie de ma mère. Il était chargé. Elle avait eu le temps de le charger. J’ai levé l’arme devant moi, sans trembler, alors que mon père – non, ce n’était pas lui -, cette chose qui autrefois avait été mon père, tournait vers moi ses yeux avides, sa mâchoire dégoulinant de sang, de lambeaux de chair, de veines, et, alors qu’il me regardait sans me voir, son front collé contre le canon, j’ai appuyé sur la détente. Ma mère, du moins ce qu’il restait d’elle, s’est alors lentement redressée, dans une position moins que naturelle, ses bras se tordant dans le mauvais sens, et elle aussi, elle a tourné vers moi ces yeux dans lesquels je lisais clairement une faim insatiable,  et elle aussi, j’ai pressé la détente, et elle aussi, elle s’est effondrée à mes pieds.
J’ai fait quelques pas incertains, et moi aussi, je me suis effondrée. C’était comme si le sol s’était transformé en un gouffre sans fond.
Et puis, je me suis réveillée, des heures ou des jours plus tard, malmenée par cette fille, qui maintenant me demande …
« C’est toi qui les as tués ? »
« Oui. »
Oui. A quoi bon nier. La femme hausse les épaules, et lâche un « viens, on se barre d’ici. »
« Quoi ? N-non je ne veux pas partir ! »
« Tu te fous de ma gueule ? C’est la première chose que je t’ai entendu me dire, que tu voulais partir. »
Elle soupire. Je sens mon visage prendre une expression tout à fait pitoyable alors que des larmes me mouillent à nouveau les joues. Elle me regarde sans grande compassion, même s’il me semble voir quelque chose comme de la pitié dans son regard. Un éclair, si fugace que je doute qu’il ait été réel …
« Très bien. Je vais à Fort Harker, tenter de retrouver mon frère. C’est exactement à l’Ouest d’ici, dans le Colorado. Peut-être que nos routes se croiseront à nouveau, qui sait. J’attends dix minutes dehors, si tu ne viens pas, je pars. »
Elle me sourit, mon cœur s’emballe, elle sort. Ne pars pas, j’ai envie de crier, mais je ne le fais pas. Je ne veux pas qu’elle parte. Je veux m’effondrer dans ses bras, je veux qu’elle me caresse les cheveux en me disant que ça va aller, je veux qu’elle me rassure, je veux qu’elle me protège contre … peu importe ce que c’est. Je suis incapable d’amorcer le moindre geste. J’entends le bruit d’un moteur, puis celui des roues qui crisse sur le gravier. Elle s’éloigne. Je l’ai perdue. Je m’effondre sur le sol en pleurant pour de bon.
Le lendemain, j’étais si faible que j’aurais aussi bien pu être morte. Je ne sais pas où j’ai trouvé la volonté, mais je me suis trainée jusqu’au frigo, j’ai pris de quoi manger. J’ai trouvé la bouteille d’alcool fort de mon père, c’était peut-être pas une bonne idée dans mon état, mais au moins ça a eu l’avantage de me réveiller. J’ai préparé mes affaires, pris de quoi manger, boire, le fusil, des munitions, ma fourche, mon chien, et une heure plus tard j’étais partie.

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